Le mois d’août est celui où l’espace de quelques heures on se replonge en 1944, le temps de la commémoration de la Libération de la Bretagne par les troupes américaines pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais l’histoire n’est pas la mémoire et pour légitime que soit ce sincère recueil, il importe de rappeler que dans la péninsule armoricaine le conflit ne s’arrête pas lors de l’été 1944 et dure en réalité beaucoup plus longtemps. On pense bien entendu aux deux poches allemandes de Lorient et Saint-Nazaire qui ne se rendent qu’en mai 1945, c’est-à-dire à l’époque ou rentrent d’Allemagne prisonniers, requis du travail forcé et déportés ayant eu la chance de survivre au système concentrationnaire nazi. Mais il est une réalité dont la mémoire collective peine à prendre conscience : si pour les Bretons et les Bretonnes la guerre dure, c’est que les troupes, y compris libératrices, restent pendant des mois après la Libération en garnison dans la région. Et cette présence n’est pas sans conséquences sur l’environnement. C’est ce que rappellent avec acuité quelques précieux documents conservés aux Archives municipales de Pontivy, dans le Morbihan. Dommages causés à un champ Tout débute dans les tous premiers jours du mois de janvier 1945 quand le maire de Pontivy, l’ancien commandant des Forces Françaises de l’Intérieur, et par ailleurs radical socialiste, Edmond Gousset, reçoit les plaintes de quelques-uns de ses administrés qui, propriétaires terriens, ont à souffrir d’importants dégâts causés à leurs champs par les troupes américaines qui y tiennent garnison. Trois terrains, tout particulièrement, semblent avoir souffert. Ensemencés de trèfle, plante nécessaire à la nourriture du bétail, ils ont été « occupés et parcourus en tous sens par des camions ». A cela doit être ajouté ce qui a été directement prélevé chez ces propriétaires. L’un d’eux affirme par exemple souffrir d’un préjudice se montant à 9 000F, somme représentant 15 000kg de paille et de foin ainsi que 250 fagots de bois, que l’on imagine employés pour chauffer les soldats américains. Il est également question des dégâts engendrés par un certain nombre de « feus de bivouac ». Mais il y a plus grave. Certains vergers semblent avoir été grandement endommagés par cette présence militaire et des pommiers coupés, ce qui suspend la récole à venir mais bien d’autres encore avant que les arbres ne puissent de nouveau produire. Un autre cultivateur, enfin, craint de ne plus pouvoir travailler son champ tant celui-ci est jonché… de grenades. Une situation normale Rappelons bien que la réalité historique décrite par ses archives renvoie à une double permanence anthropologique de l’homme en guerre : non seulement l’activité militaire créé des dégâts, et notamment au sein du monde agricole, mais la tentation est forte pour ces paysans de réaliser un substantiel profit sous couvert d’indemnisations. Cette réalité n’est donc ni propre aux Américains ni même à la Seconde Guerre mondiale. Pour s’en convaincre, il suffit d’ailleurs de se reporter à l’intitulé de la liasse 2 H 7 des Archives municipales de Pontivy, celle-là même où sont conservés les documents qui nous intéressent ici : « Dégâts causés par les troupes 1796-1980 ». Autrement dit, c’est là une réalité observable de tous temps et le phénomène est par exemple bien documenté pour les grandes manœuvres auxquelles l’armée française des années 1880-1914 s’astreint périodiquement. C’est un fait : pour les civils, l’activité militaire est source de nuisances, qu’il s’agisse de manœuvres d’entrainement ou de l’accueil de Libérateurs. Toutefois, dans le cas présent, il n’est sans doute pas impossible de soupçonner de la part des paysans morbihannais une sorte d’effet d’opportunité basé sur l’image d’opulence et de richesse généralement associée aux Américains. Là n’est du reste pas un phénomène propre à la Seconde Guerre mondiale et nous avons même, au contraire, été amenés à envisager en d’autres colonnes la présence américaine en Bretagne au cours de la période 1917-1919 sous la forme d’un « âge d’or » tant le Doughboy est associé, dans les représentations mentales ayant alors cours, à un individu aux moyens financiers quasiment illimités. Au début de l’année 1945, l’évaluation des dégâts est d’autant plus délicate que les troupes sont encore sur place, ce qui bien entendu complique considérablement la tâche et permet de pratiquer assez librement une certaine inflation. Malheureusement, l’historien n’est pas en mesure de déterminer quel est le « juste prix » des fourrages et bois prélevés sur les champs de ces propriétaires pontiviens. Tel propriétaire, par exemple, se plaint au début du mois de janvier 1945 d’un « préjudice considérable pour l’avenir de la bonne marche de [s]on exploitation ». Pour autant, force est de constater que la documentation ne permet pas d’en donner une idée chiffrée. Tout juste pouvons-nous prendre acte de l’écart entre la somme réclamée par l’un des plaignants, 9 000 francs, et ce que les « officiers commandant les troupes américaines » proposent à titre d’indemnisation : 3 000 francs. Un aspect oublié de la Seconde Guerre Ces quelques documents conservés par les Archives municipales de Pontivy nous dévoilent un aspect oublié de la Seconde Guerre mondiale et invitent à une histoire environnementale de la présence américaine dans la péninsule armoricaine sur la période 1944-1945. Pour le dire autrement, il s’agit de resituer ces soldats étatsuniens dans l’espace et dans leurs interactions avec la nature. Mais le propos ne peut se limiter à ce seul constat. Le coût, y compris sur le plan écologique, apparaît en définitive relativement peu élevé pour qui veut bien se rappeler la tyrannie exercée par le IIIe Reich et l’évaluation des dégâts semble difficilement dissociable de la nationalité des militaires désignés comme responsables. Non seulement ils sont vainqueurs, et donc en grande position de force, mais Américains, ce qui renvoie à un imaginaire d’opulence. Et c’est sans doute là, en définitive, que ces archives deviennent réellement intéressantes. Elles rappellent en effet que la Libération est une période sans doute moins harmonieuse qu’on veut bien le dire, y compris en ce qui concerne les rapports de la population civile aux troupes américaines. Ainsi, l’un des plus vifs reproches qui est formulé à leur égard est qu’ils s’installent sans aucune demande préalable, plaçant devant le fait accompli la population. Enfin, ces archives mettent en lumière les grandes difficultés financières auxquelles sont confrontés les Bretons et les Bretonnes. Car si les dommages sur les champs de trèfles sont aussi préoccupants, c’est qu’ils hypothèquent la nourriture du bétail et viennent ajouter aux difficultés d’un secteur agricole déjà considérablement éprouvé par le conflit. D’où la tentation de tirer profit du Libérateur américain. par Erwan Le GallDocteur en histoire contemporaine, chercheur associé au Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC EA - 4451 / UMS 3554) et enseignant à l'Université catholique de l'Ouest-Bretagne-Sud, Erwan Le Gall est chargé de la vulgarisation de la matière culturelle de Bretagne à Bretagne Culture Diversité.
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