Article de BRETONS par Régis Delanoë La Grande Aventure des Bretons des États-Unis d'AmériqueIl y a 140 ans, un certain Nicolas Le Grand et deux de ses amis quittent les Montagnes Noires en sabots, direction l’Amérique ! Leur retour triomphal quelques années plus tard amorcera une vague d’émigration massive et pourtant méconnue, qui concernera plus de 100 000 Bretons téméraires, fuyant outre- Atlantique la misère de campagnes surpeuplées. Hiver 1881, Roudouallec, Morbihan. Nicolas Le Grand est fatigué. Fatigué de trimer pour un salaire de douze sous par jour. Une mi- sère. Tailleur de pierre de métier, cet homme de 29 ans peine à remplir les assiettes de ses deux petites filles et de sa femme, Marie-Françoise. Dans cette Bretagne rurale et surpeuplée de la fin du 19e siècle, il n’y a pas d’avenir pour des garçons comme lui. Isolée du reste du pays, la région a manqué le train de la révolution industrielle. Sur ce versant sud des Montagnes Noires, c’est pire encore qu’ailleurs, la faute à une mauvaise terre et au déclin – déjà – de l’industrie de l’ardoise. Il faut partir, se persuade-t-il. À Paris, comme nombre de ses congénères ? Nicolas a une autre idée en tête. Quelques années plus tôt, alors qu’il effectuait son service militaire à Tours, un camarade de régiment s’était vanté de son séjour lucratif dans le Nouveau Monde. Le Nouveau Monde ? L’Amérique, pardi ! La lointaine et exotique contrée située tout là-bas, plein ouest, à l’autre extrémité de l’Atlantique. Personne parmi ses connaissances, même éloignées, ne s’y est jamais aventuré, mais le dénommé Le Grand a du caractère. Il est d’ailleurs tellement convaincant qu’il va entraîner dans sa lubie deux amis du village voisin de Gourin : Job Daouphars, un paysan de onze ans son aîné, et Loeiz Bourhis, un bougre téméraire et sans attache. Le trio déniche des passeports et, en avril, c’est le grand départ. Sabots aux pieds, ils marchent soixante kilomètres vers le nord et embarquent à Morlaix sur un bateau de la Compagnie maritime du Finistère, direction, dans un premier temps, Le Havre, où la troisième classe d’un paquebot transatlantique les attend pour effectuer la grande traversée. Ils ne savent ni lire ni écrire, baragouinent à peine en français mais pénètrent sans encombre au Canada où ils se font embaucher comme bûcherons. Au bout d’un an, ils passent la frontière américaine, direction les fermes du Connecticut, puis la Pennsylvanie et ses aciéries, avant de conclure leur séjour sur le chantier ferroviaire de la Northern Pacific Railway. Ils sont dans l’incapacité de donner des nouvelles : au pays, on finit par les penser morts. Les poches pleines de dollars Les pionniers sont pourtant bien de retour en 1884, les poches pleines de dollars. Nicolas Le Grand achète un bar qu’il nomme Le Cheval Blanc. Au comptoir, il n’a de cesse de raconter son périple. De l’embellir peut-être aussi un peu, occultant les conditions de travail pénibles que lui et ses deux camarades de fortune ont eu à subir pour amasser leur pécule. Décidément persuasif, le néo-tavernier trouve cette fois une douzaine de Roudouallecois pour l’accompagner lorsqu’il repart dans l’eldorado nord-américain six ans plus tard. Job Daouphars y est déjà retourné, appâté par la promesse d’empo- cher encore plus de billets verts. Son arrière-arrière-petit-fils, Olivier Le Dour, historien spécialiste de l’émigration bretonne, raconte : “Un phénomène de boule de neige s’est formé à la suite. Dans cette Bretagne très communautaire de l’époque, on se transmettait le filon en se faisant recommander, ici par un cousin, là par un oncle ou un ami de la famille...” Naturellement, ces Bretons des terres se tournent vers les campagnes américaines da- vantage que vers les villes, contrairement à leurs homologues irlandais ou siciliens, par exemple. S’ils sont nettement moins nombreux qu’eux, ils constituent néanmoins la majorité des Français optant pour cette grande épopée outre-Atlantique. “Les autorités vont même s’inquiéter à un moment de cette vague de départs, les préfets bretons ayant pour consigne de freiner autant que possible l’attribution des papiers nécessaires au voyage”, indique Olivier Le Dour. Les compatriotes de Jacques Cartier émigrent sur la côte du Canada – où des localités ayant toujours pour noms Gourin City, Saint-Brieux (avec un x), Quimper, Kermaria et Folgoët sont les témoins de cette époque – et des États-Unis. Dans l’essai L’Émigration bretonne, publié en 2013, l’historien Marcel Le Moal signale une première communauté bretonne d’importance à Ellsworth Farm, dans le Connecticut. Mais c’est dans le Massachusetts voisin qu’ils trouvent un filon d’embauche durable. Une émigration temporaire Dans le village huppé de Lenox Dale, où de riches industriels et financiers font construire des palaces pour échapper à la ferveur new-yorkaise, on recrute parmi ces Bretons travail- leurs et disciplinés le personnel de maison : hommes jardiniers et femmes domestiques. On dénombre une centaine de familles bretonnes sur place au début du 20e siècle. “C’est une émigration purement économique et temporaire : on y emménage quelques années, quinze au maximum, le temps d’économiser avant de re- partir au pays pour acheter du terrain, une ferme ou un commerce”, indique Olivier Le Dour. À Gourin s’installent des agences de compagnies transatlantiques pour organiser ce flux migra- toire qui concerne également les communes voisines de Roudouallec, Spézet, Langonnet, Guiscriff et le canton de Châteauneuf-du-Faou. Rien qu’à Gourin, une quinzaine de départs par mois sont enregistrés durant les années 1920. Ancienne maître de conférences à Brest et elle-même issue d’une des familles de ces migrants bretons, Josette Jouas voit dans cet engouement “la manifestation d’un caractère propre à ce coin des Montagnes Noires, mêlant traditionalisme et esprit de découverte chez des gens assez fous et assez forts pour puiser en eux-mêmes les ressources mentales nécessaires pour survivre aux difficultés qui guettent tout homme jeté hors de son pays”. “La colline de la faim” Après Lenox Dale, c’est à Milltown, dans le New Jersey, que vont se retrouver le plus massivement ces téméraires Centre-Bretons. En 1908, la firme auvergnate Michelin implante dans cette petite cité ouvrière de la grande banlieue sud new-yorkaise sa première usine américaine de fabrication de pneus et de chambres à air. “Des Bretons qui travaillaient déjà à Clermont-Ferrand vont être mutés sur place pour lancer l’activité”, signale Olivier Le Dour. “Les importants besoins en main-d’œuvre vont convaincre d’autres de leurs compatriotes de les y rejoindre.” La majorité d’entre eux travaillent comme “caoutchoutiers”, transformant à la chaîne les gommes élastiques en sphères équipant les roues des bicyclettes et automobiles qui commencent à investir les routes goudronnées d’un pays en pleine effervescence. Dans l’ouvrage Ces Bretons d’Amérique du Nord, Josette Jouas écrit : “Le pneu est un secteur que le Breton ne connaît pas, mais il s’adapte fort bien”. Au plus fort de l’activité, l’usine de Milltown produit 4 500 pneus et 15 000 chambres à air par jour. En 1927, elle emploie jusqu’à 2 000 salariés, dont un dixième de Bretons, établis majoritairement à Hungry Hill, littéralement “la colline de la faim”. Les célibataires dorment pourtant plutôt confortablement dans des baraquements et bungalows, les familles dans des maisons avec jardin et véranda. L’eau courante, l’électricité et le tout-à- l’égout, installé en 1919, offrent un niveau de vie largement plus élevé que celui de la Bretagne rurale d’alors. Les salaires, plus de trois fois supérieurs à ceux proposés en France pour un travail identique, achèvent de transformer la parenthèse américaine en rêve, même si la tâche est harassante. 115 000 Bretons émigrés Ces Bretons du Nouveau Monde vivent “en vase clos et avec un fort esprit de clan”, souligne Olivier Le Dour. Ils abandonnent la coiffe et les coutumes traditionnelles, se font discrets mais leur empreinte est indéniable : à Milltown, on recensera plus de quarante mariages entre Bretons et une centaine de naissances. Mais, en octobre 1929, la crise économique du siècle oblige Michelin à se recentrer sur le marché français, d’autant que l’entreprise au Bibendum perd son plus gros client, le tout puissant constructeur Ford. Les ouvriers bretons quittent la ville massivement mais discrètement, comme ils étaient arrivés. Certains avancent la date de leur retour dans les Montagnes Noires, d’autres se font embaucher dans les usines textiles et les fonderies des cités voisines de Paterson et de Lodi. Après-guerre, c’est à New York que les émigrés de la seconde vague s’installent majoritairement, se spécialisant cette fois dans la restauration en travaillant comme plongeurs, serveurs ou sauciers dans les “cantines” les plus réputées de la Grosse Pomme. Dans les années 1960 cependant, confrontés aux premiers signes de crise économique, les États-Unis commencent à mener une politique économique de préférence nationale qui va “couper le robinet” de l’émigration, pour reprendre l’expression d’Olivier Le Dour. D’après les calculs de son homologue Marcel Le Moal, 115 000 Bretons ont fait le grand saut du voyage en Amérique entre 1880 et 1970. Aujourd’hui, sur la place centrale de Gourin, une réplique de la statue de la Liberté est le témoin de cet exode et le rappel de cette époque pas si lointaine où des Bretons migrants quittaient la misère de leur pays. Article de BRETONS par Régis Delanoë Acheter le t-shirt officiel 👍Bretons est un magazine mensuel créé en juillet 2005 par son directeur de publication Didier Le Corre. Bretons édité depuis Vannes dans le Morbihan est un magazine de société et de culture qui met en avant des hommes et des femmes qui séduisent la rédaction dans tous les domaines : littérature, cinéma, médias, économie, gastronomie, peinture, bande dessinée, sport, etc. Les différents portraits et dossiers de ce mensuel rendent compte des Bretons d’aujourd’hui et de l'activité culturelle et économique de la région.
14 Comments
Olivier Le Dour
5/24/2021 09:53:40 am
quelque ajustements, peut-être : Nicolas Le Grand n'était pas tailleur de pierres, mais tailleur d'habits ! il semble peu probable que la Northern pacific railway ait eu des chantiers en Pennsylvanie à l'époque. Ellsworth farm, à Sharon, Connecticut, n'a jamais dépassé la douzaine de Bretons.
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Yves Leroux
5/24/2021 11:40:52 am
Belle narration.
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Cadoret
5/24/2021 05:29:27 pm
J'y suis allée en 1970. Expérience extraordinaire.
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Andre Bocher
6/8/2021 05:38:47 am
Très intéressante histoire des Bretons émigrés dont j'en suis un mais en Australie
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Le Bras
7/19/2021 05:31:03 am
Bonjour.
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Liliane conan
4/2/2022 03:53:42 pm
Je suis allée aux USA en 1960 avec mes parents et deux sœurs ,en 1965 mes parents sont revenus en France après 5 ans avec mes deux sœurs plus jeunes que moi de 10 ans, Nous étions de Guiscriff.
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Vignault Fanch
5/11/2022 06:02:59 am
Bonjour,
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robert
12/17/2022 03:40:55 pm
salut mes amis bretons
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GALERNE
1/31/2023 05:18:12 pm
Bonjour
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Gael
9/3/2023 06:01:30 pm
Je recherche des informations sur la soeur de mon grand père qui a émigré au connecticut avant guerre, ‘mimie’? Daouphars de roudoualec
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Nicole Guyader
1/23/2024 09:10:30 pm
This is a beautiful story. I am a descendant currently living 15 minutes from the Michelin tire factory. My grandfather Mathieu Guyader and Josephine Daouphars came to Milltown for the American dream as he could not serve in the military. If anyone should need any information or could be a cousin please reach out on FB or on Geneanet or Ancestry! Nicole Guyader Szakacs.
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Paul Gagnon
1/24/2024 04:32:08 pm
Voici l'adresse internet d'un site toponymique qui fournit l'histoire du village de Nantes dans la région du Lac Mégantic au Québec. De solides bretons vinrent au Québec pour ouvrir une scierie et devenir bûcherons québécois. Il est remarquable de voir que cette région est nommé la région du granit. https://toponymie.gouv.qc.ca/ct/ToposWeb/fiche.aspx?no_seq=43374
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Henry Sylvie
1/25/2024 02:11:25 pm
Merci pour ce récit qui relate tout à fait l'histoire de ma famille originaire de Spezet, mon grand père est parti le 1er janvier 1929, laissant ma grand mère enceinte de mon père né en mars ; il ne verra son père qu'à l'âge de 7 ans! Une partie de ma famille a vécu temporairement pour se constituer un pécule qui leur a permis d'acheter des terres ou petit commerce, l'autre est restée aux USA et à adopté la nationalité américaine. Nous avons une histoire !
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Catherine Le Roux
1/27/2024 08:43:10 am
Histoire fascinante de cette émigration bretonne vers le continent américain. Merci pour toutes ces recherches et pour le temps passé à retracer cette épopée.
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